Focus sur l’œuvre de Kaouther Ben Hania

Hommage à Kaouther Ben Hania

Tous les ans, le festival de Cannes récompense un documentaire avec l’Œil d’or, un prix remis par un jury spécifique à ce type de films, et qui cette année a donné lieu à une récompense exæquo ; pour La Mère de tous les mensonges d’Asmaé El Moudir et Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania. Ce dernier documentaire sort en salle aujourd’hui. Projeté en avant-première au festival de La Rochelle, il fait partie de la sélection Hommage, rendu à la réalisatrice et à quelques autres cinéastes tunisiennes, dont nous avons voulu vous parler ici à l’occasion de cette nouvelle sortie en salle. 

Alors que nous ne connaissions pas le travail de la réalisatrice tunisienne avant d’entrer dans les salles rochellaises, quelques-uns d’entre nous ont découvert ses films ; documentaires, fictionnels, ou souvent mélangeant un peu des deux ; son intérêt pour les personnages féminins à l’écran, citées comme victimes d’actes de violence ou de patriarcat ; ses positions politiques prises dans ses films, … Avant d’aller découvrir son nouveau film en salle, laissez-vous donc guider pour lire des critiques sur les films mais également retracer le parcours de cette réalisatrice et ses œuvres, à travers notre expérience de spectateur.rices. 

Un parcours en films

La réalisatrice née en Tunisie décide, par envie de voir des films nous dit-elle lors de la table ronde consacrée à son travail, d’aller étudier le cinéma en France dans les années 2000. Elle suivra notamment les enseignements de La Fémis et de la Sorbonne Nouvelle (et oui, comme nous). Parallèlement à cela, elle réalise des courts-métrages et un premier long, projeté dans le cadre de l’hommage: Le Challat de Tunis, en 2013. De ce premier film de fiction, des récurrences dans son travail ressortent déjà : s’intéresser à la frontière entre réalité et fictionnalité ; prendre appui sur des faits divers ; interroger la position féminine à travers des regards d’hommes ; questionner sa position dans la mise en scène ; …

LE CHALLAT DE TUNIS (2013), par Aodren

Affiche du film Le Challat de Tunis

Dans son long métrage Le Challat de Tunis, la réalisatrice Kaouther Ben Hania s’essaie au mockumentary (faux documentaire). Hybride dans sa forme, mêlant donc fictionnel et réel , elle continuera de le faire dans son travail et notamment son nouveau film, Les Filles d’Olfa. Ce faux-documentaire raconte l’histoire de Jalel Dridi qui serait peut-être le challat de Tunis, un homme qui a balafré onze femmes en 2003 et qui a fait partie des faits divers et peurs dans l’opinion commune tunisienne à cette époque.

Évoquer le documentaire passe par diverses astuces ; la caméra à l’épaule, les entretiens face caméra, etc. Mais l’astuce la plus efficace est la présence de Kaouther et de son caméraman, jouant leurs propres personnages, et ce dès l’introduction : la réalisatrice et son caméraman se dirigent vers un pénitencier avant qu’une altercation avec un gardien ne s’engage. Ce dernier prend la caméra et nous permet de voir les deux personnages auparavant en hors champ. L’altercation évoque des situations similaires ayant réellement eu lieu. Le mockumentary était tellement bien fait, dans cet extrait et les séquences suivantes, que je n’ai compris qu’il s’agissait d’une fiction qu’à la fin du film.

L’intérêt de Ben Hania pour un fait divers réel renforce l’illusion du documentaire. Le challat de Tunis a vraiment existé et son acteur principal, Jalel Dridi, a réellement été confondu avec celui-ci. Néanmoins, ça ne s’arrête pas là, on peut aussi citer une des histoires racontées par une femme à propos de sa sœur qui a été tabassée à mort car elle avait volé un soutien-gorge dans un supermarché. C’est bien une actrice qui raconte l’anecdote en disant qu’elle se passe à Tunis, mais l’anecdote est tirée d’un fait divers ayant eu lieu à Paris, comme le précise la réalisatrice dans la rencontre menée au FEMA. Malgré le changement de lieu, la mention du fait divers permet d’encore renforcer le rapport entre la fiction du film et le réel. Il arrive aussi que la réalisatrice brouille encore plus le rapport entre les deux directement dans la diégèse ; elle organise, à un moment du film, un casting pour trouver un acteur pour jouer le rôle du challat. Elle demande donc à des acteurs de jouer le challat, et ils commencent à dire des atrocités à propos des femmes. Il m’est aussi arrivé de penser que les personnages pouvaient directement penser les propos qu’ils tenaient lors du casting.

Un certain malaise se dégage tout au long du film ; entendre une majorité d’hommes à l’écran dire des atrocités à propos des femmes donne un ton assez abject à l’ensemble de ces personnages. L’étayage de ces propos, qui paraissent communs tellement ils sont présents, devant la réalisatrice, donne un aspect horrible au film. Ce qui est cependant un certain tour de force, c’est que même avec ces propos, il est possible de s’attacher à Dridi.

C’est un nul un peu sympathique. Il aime le cinéma et souhaite être la vedette d’un film, tellement qu’il accepte d’être constamment filmé, même lorsqu’il est en rendez-vous, car il n’est finalement pas un héros. C’est un trentenaire célibataire qui vit encore chez sa mère, et qui refuse de trouver une femme qui ne réponde pas aux mêmes valeurs qu’elle. Et c’est aussi ce trentenaire qui façonne le comique du film.

La conclusion du film met en avant le mensonge de Dridi concernant le fait qu’il soit le challat. Cependant, je finis cette critique en ne mentant pas concernant le fait que j’ai apprécié le visionnage de ce film et que je recommande de le voir, comme de voir Ben Hania parler de ses films dans un entretien qui sera diffusé sur le site du FEMA. 

À travers les choix de délimitation non certaine entre fictionnalité et réalité, la réalisatrice ancre aussi dans la réalité du pays qu’elle décrit ce fait divers qui avait marqué la population à l’époque. Les personnages sont donc bien de réels acteurs du fait divers mais dont la position et le regard porté sur eux est aussi déconstruit dans le fait de les mettre en scène. 

Parallèlement à ce faux-documentaire dont les investigations mènent à comprendre des angoisses féminines ou masculines par rapport à la place des femmes ou encore les difficultés d’accès à des quartiers populaires pour la caméra, la réalisatrice tournait également un autre film. Elle s’intéressait à la vie de Zaineb, qu’elle a fini à plusieurs reprises entre ses 9 et ses 15 ans. Sans s’intéresser ici à un fait divers, la réalisatrice démontre son intérêt de nouveau conforté pour la population tunisienne à travers une enfant, cette fois-ci. 

ZAINEB N’AIME PAS LA NEIGE (2016), par Isaline

Bien que le film soit sorti en 2016, le tournage de Zaineb n’aime pas la neige a débuté avant la sortie du Challat de Tunis. Ce documentaire est donc, d’une certaine manière, comme son premier film, l’indiquait l’étudiante de La Fémis présentant la séance. 

Zaineb, qui vit en Tunisie, a perdu son père et vit avec sa mère et son petit frère, Haythem. Alors que sa mère rencontre un nouvel homme avec qui elle veut se marier, Zaineb vit mal ces bouleversements dans sa vie. Elle noue, malgré tout, des liens avec celle qui devient sa demi-sœur, Wijdene. Au fur et à mesure des années, la vie des deux petites filles, héroïnes du film, est bouleversée par les évolutions de la relation de leurs parents respectifs ; du mariage provoquant le départ de Zaineb de la Tunisie au Québec vers 10 ans, jusqu’au divorce de ce couple qui divise le foyer et éloigne les deux adolescentes.

Le film suit donc l’évolution de cette famille et des enfants, nous rappelant notamment le récent Adolescentes de Sébastien Lifshitz (2019) qui suit plusieurs années des vies d’Anaïs et Emma, de la même façon qu’aurait voulu le faire Dominique Cabrera, une autre artiste mise en avant pendant ce festival, en suivant l’adolescence de son fils Victor et de sa bande d’amis. 

Face à la caméra, les protagonistes s’adressent parfois à elle, bien que majoritairement entre eux. Kaouther Ben Hania est très absente dans ce film, en comparaison au Challat de Tunis (bien que fictionnel) ou plus tard Les Filles d’Olfa. Les regards caméras sans mention de la réalisatrice donnent aux spectateur.rices la sensation de faire partie de l’intimité de la famille, oubliant parfois le cadre cinématographique. La réalisatrice met en avant les paroles des enfants en majorité, en capturant aussi bien les moments de joie, les crises, les disputes, les tensions entre les deux demi-soeurs, … 

Affiche de Zaineb n'aime pas la neige

Les parents ont le droit également à des captures d’instants de tendresse et de construction de leur relation, jusqu’au Québec. Haythem est finalement le moins filmé de la famille, plutôt un prétexte ou existant dans sa position du plus petit de la famille. À travers lui, les autres personnages évoquent leurs tracas de vie. 

La réalisatrice décide de clore le film avec des plans sur le visionnage des enfants/adolescentes et de la mère sur le documentaire, de quoi refaire le point sur leur vie, et ce après que Zaineb et Wijdene aient eu une discussion pour exprimer leur éloignement. Ces séquences sur les adolescentes, alors que Kaouther Ben Hania les a moins filmées à cet âge là, est la preuve de leur évolution et de celle de leur vie en changeant de pays. Le langage dont l’accent québécois de Zaineb en est la première illustration. Si sa voix-off en début du film révèle déjà ces changements puisqu’elle l’enregistre à 15 ans, donc à la fin du tournage, le public s’attend à découvrir son évolution mais reste surpris entre les séquences. Dans les anglicismes employés, les sujets d’intérêts d’enfants sur des Nintendo DS à des questions de mode et d’amitié, les deux jeunes filles sont aussi le témoignage d’une génération des années 2000 et 2010. Elle met en évidence, dans les changements vestimentaires de la maman, son langage d’avantage en français ou encore l’arrêt du port du voile, la culture américaine qui a imprégné cette famille. 

 

Zaineb n’aime pas la neige retrace le récit de nombreuses familles divisées et réassemblées par les choix du couple parental, et de différentes formes d’influences sur la vie des enfants via cela. Si filmer plusieurs années permet donc de comprendre les transitions dans cette vie familiale et ce décalage entre une culture tunisienne et québécoise, c’est aussi un biais de mise en évidence des deux enfants, qui grandissent à l’écran et se métamorphosent. J’ai pu apprécier ces éléments qui font partie de mes goûts cinématographiques. J’ai toutefois trouvé que les sujets évoqués étaient parfois trop en surface, comme une façon de survoler la vie de la famille sans vraiment s’y plonger. En cela, je suis restée frustrée, sans comprendre encore si c’est l’influence d’une cinématographie antérieure forgeant des attentes ou le film en lui-même qui me provoque cette impression. Ce film là, toutefois, ne manque pas de réalité et utilise les codes du genre pour en parler, laissant place à l’humour et la spontanéité de ce foyer auquel on ne peut que s’attacher. 

Suite à la sortie de son documentaire, le second film de fiction de Kaouther Ben Hania est projeté dans la catégorie Un certain regard du festival de Cannes, en 2017. La Belle et la meute reprend de nouveau un fait réel, histoire qui inspire le film mais n’est pas l’objet d’un nouveau faux-documentaire. Les 9 plans séquences qui le composent racontent la nuit interminable de Mariam, 21 ans, qui d’une soirée organisée par un comité d’étudiant.es ou de jeunes, vire au cauchemar suite au viol qu’elle subit. 

LA BELLE ET LA MEUTE (2017), par Quentin et Isaline

QUENTIN 

Si la conception de plans séquences et le travail de la lumière au cinéma vous intéressent, foncez voir La Belle et la meute de Kaouther Ben Hania. Victime d’une prouesse technique, le film s’engage à raconter la soirée d’une femme en Tunisie, sujet délicat que la réalisatrice a su maîtriser à merveille, donnant un équilibre au film entre réalisme et fiction. Les 9 plans séquences immergent le spectateur dans une ambiance essoufflante, où la personnage principale est en proie à une injustice qui ne s’arrête jamais. C’est la vision de la réalisatrice mélangée à une vérité encore actuelle sur la vie des femmes dans ce pays qui permettent ainsi d’évoquer un véritable problème, un sujet fort, auquel chacun sera sensible.

ISALINE 

Chaque nouveau plan séquence est plus insupportable que le précédent. Sans techniques cinématographiques particulières pour malmener notre regard et notre écoute, c’est la situation subie par Mariam qui donne l’impression d’une nuit sans fin, qui la mène à sa perte, et ce qui m’a heurtée. Le premier plan séquence est l’objet d’une rencontre avec Youssef, qui lui plaît de loin dans cette salle des fêtes, et dont les premiers échanges aboutissent à leur départ du champ pour mieux se découvrir dans un lieu plus calme. Le deuxième s’ouvre sur une course poursuite entre la jeune femme, au premier plan, et Youssef, au second. Il la poursuit alors qu’elle pleure; le titre et la situation amènent à penser qu’il est le premier de la meute. Pourtant, le jeune homme l’accompagnera durant sa nuit et la poussera à dénoncer des violences qu’il n’a pas commises. En effet, ce sont des policiers qui demandaient de les contrôler qui l’a violent en utilisant leur position de force et sa non connaissance de ses droits. Toute la nuit, Mariam luttera pour tenter de porter plainte contre ces derniers face à des institutions, des lois, et des meurs d’une population qui préfère la condamner ou ignorer son témoignage, du moins dans sa majorité, plutôt que de l’aider. 

Affiche de La Belle et la meute

Dans ce film, les traversées de couloirs d’hôpital, de commissariats, de ruelles sombres,… participent à créer la sensation visuelle d’une histoire sans fin et à renforcer la solitude de ce personnage qu’on ne cesse de suivre dans ses multiples déplacements. Le bleu, couleur récurrente, peut incarner certaines symboliques auxquelles il est associé. Mariam en porte, sa robe en étant complètement composée. Elle est donc la voix de la vérité. Les vêtements bleus sont aussi ceux des autres personnages qui lui viennent en aide, Youssef, les infirmières et le seul policier honnête qu’elle rencontre. Inversement, les policiers agresseurs, ou les autres qui la maltraitent portent du noir et du jaune, symboliques de la trahison et de la mort. 

Les spectateur.rices sont porté.es tout au long de ce voyage nocturne dans la quête d’une solution et se confrontente, grâce aux plans séquence, à la lenteur et au manque de soutien permanent, voire la violence subie par la jeune femme. Le film, bien que fictionnel, met en avant certaines situations en Tunisie. Mariam est une fille de la campagne qui vient en ville, elle est catégorisée pour cela. Elle est une femme et on la réduit à cela, le regard masculin primant et la renfermant comme inférieure à eux, incapable de s’exprimer. Les hommes qu’elles rencontrent, sous prétexte d’une pseudo protection de cette dernière, essaient de la brimer quand ils ne se montrent pas patriarques. La Tunisie décrite pas les protagonistes est aussi pleine de lois que la population que Mariam rencontre veut au maximum respecter, quitte à ne pas sauver la protagoniste. 

Si la mise en scène est impressionnante pour son ensemble de plans séquence, sa colorimétrie ou son cadre, la situation des femmes violées et des abus policiers, présents dans ce film, haletants comme révoltants, dominent l’ensemble. Ils participent à un discours politique initié par la réalisatrice au sujet de la situation de son pays, de la place des femmes dans celui-ci mais aussi de la réaction du peuple face aux demandes du gouvernement, ici au détriment d’une victime qui devient responsable de ses oublis et qu’on accuse de mettre du trouble dans la vie publique parce qu’elle veut dénoncer l’anéantissement de la sienne. 

Affiche L'homme qui a vendu sa peau

Kaouther Ben Hania prolonge son discours sur les femmes dans son nouveau film, Les Filles d’Olfa. Avant ce documentaire, elle avait réalisé L’homme qui a vendu sa peau, seul long métrage projeté dans cet hommage que nous n’avons pas pu voir. La table ronde a permis de mettre en avant ses thématiques et les difficultés que la réalisatrice avait rencontré.

Son producteur depuis La Belle et la meute, Nadim Cheikhroua, expliquait qu’il était révolté, tout comme nous, des questions posées à une réalisatrice tunisienne quant à ses capacités à pouvoir écrire et filmer de l’art contemporain. Car si ce film est de nouveau le moyen de mettre en scène un fait divers, Kaouther Ben Hania n’aborde cette fois-ci pas la place d’une femme au premier plan, sujet qui semble l’évidence des institutions et des commissions finançant le cinéma étranger, selon les dires du producteur. 

Les Filles d’Olfa s’empare donc de nouveau de la culture tunisienne, et notamment au croisement des différentes situations politiques traversées depuis le début de ce siècle, notamment durant la révolution tunisienne en 2011. Dans ce film, la réalisatrice a, encore une fois, choisi de puiser dans un fait divers dont elle a fait son sujet, celui de la vie d’Olfa dont les filles sont parties en Libye pour rejoindre Daesh. Une situation dénoncée par la population, la femme se retrouvant critiquée par l’opinion publique d’avoir laissé ses filles partir. Le documentaire est donc l’occasion de lui redonner la parole mais aussi de permettre à ses filles, les jeunes sœurs à l’époque des deux adolescentes embrigadées, de prendre la parole. 

LES FILLES D’OLFA (2023), par Julie

Surprenant. Ce n’est pas forcément le terme le plus adapté au vu de la gravité du récit porté par ce documentaire (l’embrigadement de 2 jeunes filles jusqu’à leur départ pour Daesh). Surprenant car on ne sait pas bien à quoi l’on assiste tant l’œuvre s’hybride à chaque instant. On nous présente la mère, Olfa, et ses deux plus jeunes filles, Eya et Teyssir. Kaouther Ben Hania prend le pari du détournement du cliché documentaire du re-enactment, une technique qui permet habituellement de glisser un peu de fiction dans le documentaire en reconstituant des scènes, notamment dans le champ historique. 

Affiche Les filles d'Olfa

Ici le re-enactment reprend son rôle primaire brechtien, à savoir la distanciation des personnes dans le réel : en plus de mener des entretiens et suivre la vie de ces trois femmes dans leur manque, la cinéaste fait intervenir 2 comédiennes pour interpréter les deux grandes soeurs parties : Ghofrane et Rahma, ainsi qu’une troisième, Hend Sabri, qui rejoue Olfa (un comédien interprète également tour à tour plusieurs rôles masculins au long du film). Plutôt que de reconstituer de simples scènes illustratives, Kaouther Ben Hania confronte la petite cellule familiale à ces 4 comédiens, et leur fait rejouer, ensemble, des scènes de l’histoire d’Olfa et ses filles : moments de complicité, moments de disputes, scènes du quotidien…

Le spectateur, tout comme les trois femmes, est confronté au retour de deux fantômes, ceux de Ghofrane et Rahma. Mais également au fantôme d’une relation compliquée, entre amour et violence, qui unit ce cercle de soeurs à leur mère. Olfa est confrontée à son propre comportement rejoué par Hend Sabri et les filles. Les actrices et les jeunes font continuellement des allers-retours entre personnages et personnes réelles, entrant et sortant de la scène dans des séquences non coupées, tout est film, tout est récit, et presque aussi thérapie. Elles échangent sur ce qu’elles viennent de jouer, font ressurgir des sentiments jusque-là refoulés, s’interrogent ensemble sur telle ou telle réaction de l’époque…

Olfa nous apparaît comme une femme pétrie de paradoxes, prônant la liberté de ses filles en tant que femmes, tout en les coinçant dans un cadre conservateur, dans lequel la société patriarcale admet la femme soit comme une “sainte”, soit comme “une pute”, “il n’existe pas d’entre deux”, comme le rapelle le producteur du film lors de la rencontre à laquelle nous avons assisté. Eya et Teyssir semblent supporter les contradictions maternelles avec une légèreté étonnante, gardant le sourire en évoquant des mots douloureux ou des scènes de bastonnade qu’elles ont subi de la part d’Olfa (pour s’être fait les ongles, l’épilation ou encore une couleur dans les cheveux,…). Elles semblent excuser leur mère en se raccrochant à une sorte de malédiction universelle de la transmission des erreurs de mères en filles, malédiction dont Olfa se persuade elle-même pour justifier son impuissance à agir autrement. Pour Ghofrane et Rahma, l’histoire est bien différente. La voix de la radicalisation a été le moyen pour elles de s’affranchir du cadre castrateur imposé par leur mère et de gagner à leur façon une liberté, en allant à contre-courant des valeurs et de la pression maternelles.

 

Ce film est également un récit de reconstruction. L’arrivée des deux comédiennes interprétant les sœurs disparues bouscule les deux petites sœurs, et après les larmes d’émotion face à ces retrouvailles irréelles, on voit très vite une réelle complicité s’installer entre elles et les “sœurs de substitution. On remarque une forte tendresse chez les aînées, qui se positionnent parfois même en défense de Teyssir et Eya lorsque leur mère montre une réaction trop violente ou dure par rapport à ce qui a été rejoué devant elle. Olfa plane en effet telle une ombre sur le tournage, veille à ce qui se dit, se fait. La réalisatrice précisait que souvent elle préférait savoir Olfa dans sa loge plutôt que sur le plateau, car elle savait qu’en sa présence les filles se restreignaient, craignant un débordement, et qu’Olfa aurait toujours quelque chose à ajouter et prendrait une place trop grande par rapport à la volonté de récit de la réalisatrice.

 

Le rôle du décor est également très intéressant (chose que je ne pensais pas dire et à laquelle on oublie souvent de porter attention dans les documentaires). Le film se fait presque à huis-clos, on ne sait pas vraiment dans quelles pièces évoluent les personnes, il n’y a pas de tentative de reconstitution d’un cadre spécifique, ce qui participe à la fusion du réel et du re-enactment. Les murs bleus, les rideaux rouges, les jeux de miroirs et de vitres qui démultiplient les personnes et les personnages, les mettent en dialogue perpétuel, souvent dans une pénombre ou des lumières tamisées, posent un cadre neutre qui laisse complètement la place aux récits de l’instant et du passé. L’image est sublime, les contrastes piquants des couleurs donnent au film l’aspect d’une fresque et rendent les sessions d’échanges dynamiques, ravivant et recolorant le passé enfoui. Petite mention également pour la musique magnifique composée par Amine Bouhafa (je vous invite à découvrir son travail, on peut citer entre autres musiques originales celles de Timbuktu, Gagarine, ou encore Le Sommet des Dieux).

 

Je conclurai en disant que, pour l’originalité de la forme, la beauté et la sincérité du traitement et la sensibilité du sujet, la Palme d’Or aurait été amplement méritée. 

Le succès dans la salle de projection, démontré par les applaudissements du public se levant pour la remercier, promet donc peut-être qu’il continue en salle. C’est en tous cas tout ce que nous souhaitons au film, qui repense la forme documentaire, évoque l’actualité politique, donne l’occasion de s’intéresser à la culture tunisienne et ses œuvres cinématographiques. Toutefois, j’aimerais mettre en avant le besoin d’accompagner ce dernier. Si Olfa est une star, une actrice du film, il reste à se demander, comme le fait la réalisatrice, à quels points ses actes sont condamnables. Si le film reconstruit des liens et des déchirures familiales, il met aussi en évidence comment la violence dans un foyer, et ce de façon intergénérationnelle, a pu créer des maux qui ont amené deux jeunes filles à trouver du pouvoir et de la liberté dans cette organisation terroriste. 

Les Filles d’Olfa est à retrouver dès aujourd’hui, mercredi 05 juillet 2023, au cinéma. Pour vous renseigner encore sur le film avant de vous rendre en salle, vous pouvez découvrir sa bande annonce et la conférence de presse pour sa diffusion cannoise, ci-dessous.

Avec la participation de Julie Deschryver, Quentin Phemoland et Aodren Roth

Un article mené par Isaline Riet–Lesieur