La société du spectacle dans ses retranchements
Dossier Jim Carrey 2/4
Côté Face, Carrey facétieux. Côté Pile, Jim avisé. Les choses ont pris de l’ampleur tardivement pour Jim Carrey. Il a 32 ans lorsqu’en 1994, sa carrière explose et le place sur le devant de la scène. Tardivement mais rapidement. Trois films enchaînés en une année et le voilà est un des comédiens plus bankable d’Hollywood. Mais ce n’est pas parce qu’il est enfin entré dans la cour des grands que Jim Carrey va s’empêcher d’y porter un regard critique et de pousser la société du spectacle américaine dans ses retranchements.
Chemin faisant, Jim Carrey choisit des rôles qui lui permettent d’affirmer son talent tout en remettant en question la place de l’entertainement et du star system à l’américaine. Cette frontière entre vie privée et vie publique, entre fiction et réalité qui fait le jeu d’Hollywood est un espace que Jim Carrey va investir dans ses personnages, avec l’aide des réalisateurs, pour mieux le retourner à l’envoyeur. Tout commence avec Disjoncté de Ben Stiller. Comédie produite par Judd Apatow, le film raconte l’histoire d’un installateur de télévision par câble un peu trop collant.
Alors qu’il vient de se prendre un vent par sa petite amie, Steven, interprété par Matthew Broderick, emménage dans son nouvel appartement et tente de soudoyer le cable guy, un dénommé « Chip », joué par Jim Carrey, pour qu’il lui installe illégalement des chaînes payantes. Le gonze flairant l’aubaine le fait gratuitement mais compte bien, par cette faveur, conquérir l’amitié de Steven. Pas simplement un film sur les cabotinages d’un Joe l’incruste vraiment flippant, c’est aussi une critique de la culture médiatique. Les années 1990 sont marquées pour la télévision américaine par l’ouverture de chaînes payantes qui, dépendant moins des sponsors, ont ainsi la liberté de programmer des contenus plus subversifs. C’est aussi le moment, où la plupart des spectateurs a grandi avec un poste et possède une culture du petit écran déjà bien étayée. La série Dream on témoigne bien de ce retour réflexif et postmoderne que la télé porte sur elle-même. Mais contrairement à la série des futurs créateurs de Friends qui célèbre les rêves cathodiques, Disjoncté se veut plus corrosif. Le personnage de Carrey est fou à lié, il est fou aliéné par la télévision. Chip, délaissé par sa mère, passe son enfance devant le poste. Il est biberonné d’images. Toutes ces heures passées à regarder des programmes, des publicités qui vendent une vie, des normes sociales lui ont inculqué une mauvaise perception du monde et de faux espoirs. Chip, par son regard dévoyé par la télévision, n’a pas accès à la vie normale de Steven. La télévision lui fait miroiter un monde idéal duquel, paradoxalement, elle le coupe. La scène finale, sur une antenne parabolique géante en pleine tempête est significative. Dans un geste suicidaire, Chip se jette dans le vide pour détruire l’antenne et « tuer la babysitter » comme il le dit.
Ce rôle resterait anecdotique si Jim Carrey ne creusait pas le sillon de la critique de la culture télévisuelle dans deux autres films. Lorsqu’il tourne The Truman Show de Peter Weir en 1998, il est une star mondialement connue, un corps scruté sur lequel le spectateur projette ses rêves. Mais contrairement à lui, son personnage, Truman n’est pas conscient de son exposition médiatique. Héros d’une téléréalité malgré lui, le personnage se rend compte que sa réalité est une fiction. Jusqu’où peut aller le spectacle ? Quelles sont les frontières morales, éthiques et artistiques à ne pas franchir ? À quel point le spectateur est-il complice de cette société du spectacle qui instrumentalise la vie d’un homme ? Beaucoup de questions sont posées par ce film culte et clairvoyant sur les futurs programmes télévisuels. La fiction et l’extraordinaire ont fini par s’épuiser et il faut filmer la vie quotidienne d’un homme, sa banalité et sa réalité pour faire de l’audience. Et le réalisateur dans sa régie, manipule sentiments humains et éléments météorologiques à sa guise, tel un dieu moderne. Qui n’a pas pleuré à la scène finale du film, lorsque Truman butte contre les limites de son monde et trouve enfin la porte de sortie, n’a pas de cœur. Avec ce film, Jim Carrey développe pour la première fois son jeu dramatique. En héros quotidien, monsieur-tout-le-monde remarquable, il se montre désarmant de sincérité, bien loin de l’agitation qu’on lui connait habituellement. The Truman Show reste un des films les plus dérangeant sur notre rapport au réel et à l’illusion, surtout à l’heure où les nouveaux médias pénètrent sans cesse nos quotidiens.
Et c’est justement cette porosité entre réalité et fiction que le film Man on the Moon de Milos Forman vient une nouvelle fois mettre en scène dans la carrière de Jim Carrey en lui confiant le rôle d’Andy Kaufman. L’humoriste Andy Kaufman est un mythe aux Etats-Unis. D’autant plus qu’il avait la fâcheuse tendance à mythifier tout le monde et à faire passer des vessies pour des lanternes. Avec lui, impossible de savoir le vrai du faux. Il incarnait ses personnages au-delà de la scène, se créait des avatars et provoquait tous les codes de l’entertainement américain. Difficile à décrire, on vous conseille vivement de regarder le film pour comprendre la rhétorique assez complexe mise en place par Andy Kaufman pour faire rire, provoquer et pousser le monde du spectacle dans ses retranchements. Le film est un biopic classique sur un personnage atypique mais le jeu de Jim Carrey est à la mesure du personnage qu’il incarne. Le documentaire Jim & Andy montre le tournage du film et la manière dont Carrey a pris le rôle à bras le corps, au point de faire comme Kaufman lui-même, de mythifier tout le monde sur le plateau, de semer le doute, de démultiplier ses personnalités au point que l’on ne sait plus à qui on s’adresse. Multipliant les personnalités, le poisson est noyé : on n’arrive plus à définir quelle est la véritable identité de Kaufman/Carrey. À l’image de l’œuvre de Kaufman, l’interprétation qu’en fait Carrey est troublante et redéfinit avec humour des concepts fondamentaux du spectacle : la fiction, la réalité, l’espace qui les sépare. Quelles sont les limites entre les deux ? À partir de quand le mensonge devient-il trahison ? Quel pouvoir donne-t-on aux images ? Quel place le spectateur doit-il prendre dans ce dispositif ?
C’est peut-être là le message de Jim Carrey au fil de ces trois films : le spectateur joue un rôle dans les images qu’il reçoit. Il ne faut pas s’enfermer dans la passivité et le confort de codes télévisuels. Loin de ne devoir être qu’un outil de consommation, la télévision et son spectateur doivent prendre conscience de la position que les images tiennent dans nos vies, nos conceptions et dans notre rapport au monde. Avec cet engagement doux et comique, Jim Carrey prend sa part dans une tradition d’autodérision qui a toujours eu sa place dans la société médiatique américaine. L’entertainement a toujours mis en scène et pris à son compte la critique de l’entertainement. Cela n’en reste pas moins une facette de sa filmographie intéressante à observer.
Rédigé par Camille Périssé