De Free Solo à La sagesse de la pieuvre, quand la réalité fascine plus que la fiction
La fiction a pour elle de nous faire vivre des aventures extraordinaires et irréelles. Des films de super-héros aux films de science-fiction, l’exaltation que trouve le public à voir ce qu’il ne connait pas et ne connaitra peut-être jamais, exister sous ses yeux comme un monde tout à fait concret justifie certainement le succès du genre fictionnel, où tout parait alors possible. Les ressorts de ce dernier consistent donc à fabriquer de toute pièce non seulement un univers factice mais aussi et surtout des points d’accroches émotionnelles pour que le public puisse tout de même se retrouver dans cette histoire inventée de A à Z. Seulement voilà, la limite majeure de la fiction c’est celle physique et métaphorique du pas de la salle de cinéma : une fois sorti du film le retour à la réalité place automatiquement une distance entre ce que nous venons de ressentir devant un mirage et ce que nous ressentons réellement dans nos vies. Et ça, les documentaristes Elizabeth Chai Vasarhelyi, Jimmy Chin, James Reed et Pippa Ehrlich l’ont bien compris. Si bien compris qu’avec leurs films Free Solo et La Sagesse De La Pieuvre ils et elles ont fait souffler un vent de fraîcheur sur la narration et la mise en scène de la réalité, au point de se révéler au moins aussi sensationnels et impactants que toute narration de fiction.
Vallée de Yosemite, États-Unis : Connaissez-vous la discipline du free solo ? Si oui, vous avez donc une idée du sujet du documentaire Free Solo, et soit vous fermez déjà les yeux d’angoisse soit votre cœur palpite d’impatience. Mais si comme moi, vous ne connaissiez pas cette discipline au nom des plus sommaires, alors lisez plutôt : prenez l’escalade, et retirez simplement les cordes. Voilà, vous avez une idée de ce qu’est le free solo. Mais une vague idée seulement ! Pour en découvrir davantage, Vasarhelyi et Chin ont pour nous suivi l’un des grands noms de cette discipline vertigineuse : le grimpeur Alex Honnold. Totalement libéré de toute peur des hauteurs, Alex suit un protocole de vie et de travail pour le moins strict : s’il vit dans son van aménagé, c’est pour mieux se contenter de l’essentiel et pouvoir rester mobile. Régime alimentaire strict, étirements et échauffements quotidiens, sa routine de vie est si bien huilée que si son activité professionnelle ne mettait pas sa vie en jeu, nous pourrions nous demander en quoi il est intéressant d’en faire un sujet de documentaire. Seulement voilà, là où à l’inverse il serait trop facile de se contenter de mettre en scène les risques qu’il prend lors de ses ascensions, Vasarhelyis et Chin ont l’intelligence de se concentrer pleinement sur Alex et sa vie plutôt qu’uniquement le free solo. Ainsi pendant plus d’une heure et demie de film, nous allons suivre l’obsession d’un jeune homme pour le pic « El Capitan » qu’il veut absolument grimper, mais aussi découvrir son rapport aux autres, à ses collègues grimpeurs, à sa compagne, à sa mère, à lui-même. Les enjeux se transforment à mesure que les minutes avancent, il ne s’agit plus uniquement de survivre, il s’agit d’accomplir une quête personnelle et certainement, foncièrement spirituelle. Dans ce film, exit les Tom Cruise à l’âme cascadeuse, rien n’est faux. Plans depuis la terre ferme, plans aériens et même plans en caméra épaule à même la paroi pour filmer l’ascension folle du grimpeur, la mise en scène de la réalité est ici profondément vertigineuse et honnête de par les enjeux on ne peut plus concrets qui nous sont maintes fois rappelés : un mauvais pas, un mauvais geste et le drame est bien réel. Atypique, Alex nous déroute, nous échappe, mais nous touche et nous fascine. Nous commençons par craindre pour sa vie, avant de comprendre que pour lui justement, le free solo, c’est toute sa vie.
Cap des tempêtes, Afrique du Sud : Connaissez-vous les requins-pyjama ? Si oui, chapeau, vous êtes soit très calé en requins soit vous avez déjà fait trempette dans les eaux Sud-africaines ! Maintenant si, à nouveau comme moi, pour vous jusqu’ici un requin-pyjama est vraisemblablement un requin qui s’est levé de la mauvaise nageoire alors voilà pour vous : petit et rapide, avec le film La Sagesse De La Pieuvre, vous allez certainement les détester puis, finalement, apprendre à les accepter. Dans ce film, à l’instar de Free Solo, nous découvrons une narration qui s’étalera sur plusieurs mois, au détail près que cette fois l’objectif de notre protagoniste n’est pas aussi identifiable que le sommet d’un relief. Non cette fois, nous suivons Craig Foster, documentariste chevronné qui en rentrant d’un tournage semble avoir perdu plus que l’inspiration, la motivation de travailler. Pour débloquer son esprit, il entreprend donc de retourner là où il plonge depuis tout jeune, dans une forêt de varech située sous la péninsule africaine. Et c’est là qu’il y fera la rencontre la plus surprenante de sa vie, qui ne manquera pas de nous marquer, nous public, à notre tour : celle d’un poulpe. Et dire que vous, vous osez feindre la surprise quand vous croisez votre voisin de palier… Toujours est-il que s’initie alors une renaissance pour Foster, lui qui avait commencé ses plongées las et fatigué, retrouve petit à petit un entrain et développe sinon une fascination, une véritable affection pour ce poulpe. Reprenant la caméra, il va pendant près d’un an apprendre à évoluer dans l’environnement de ce poulpe, étudier et répertorier ses habitudes de vie pour ne pas les contrarier, observer ses méthodes de chasse, de survie et même d’amusement ! Mais il va aussi apprendre à respecter le cours des choses, les aléas de la vie, et à ne pas interférer avec ceux-ci quel qu’en soit le prix… Découpé comme un récit chronologique narré par Foster lui-même, ce sont les images qu’il a capturé durant ses plongées qui viennent illustrer ses mots. Les émotions qui animent sa voix, nourries par l’immédiateté de leur mise en image crée donc un puissant phénomène d’implication du public. C’est bien simple, la vérité n’a pas et n’aura jamais son pareil… Et si quelques plans zénithaux (un peu superficiels mais nécessaires) viennent nous offrir une bouffée d’air pendant les intenses séquences de plongées, c’est pourtant bien grâce aux simples images de sa caméra embarquée que Foster nous offre à voir le cœur de ce film : l’incroyable mais véritable authenticité de sa relation avec le curieux octopode. Profondément émouvant, il est on ne peut plus probable que les larmes gagnent vos yeux à la fin de ce film. Et je vous en conjure ne les retenez pas, car si l’on comprend que cette démarche est cathartique pour Foster, ce film l’est aussi pour son public.
Avec ces deux exemples de films documentaires sortis récemment, nous redécouvrons combien la manière de raconter une histoire peut transformer une ascension en une quête de liberté, et une plongée en une redécouverte de la vie. Si la fiction surprend par l’impossible qu’elle offre le temps d’un film, le documentaire nous transcende par la réalité qu’il nous raconte et continue d’exister une fois celui-ci terminé. De se dire que ce que nous venons de regarder, même si biaisé par une subjectivité, a réellement eu lieu, garanti un impact profond et inébranlable sur le public : la réalité a le pouvoir de fasciner autant si ce n’est plus que la fiction parce qu’elle est accessible.
Mattéo Feragus