La post-production : quand jusqu’à la dernière étape, rien n’est jamais joué
D’abord, il y a les rumeurs, les bruits de couloirs : c’est la genèse. Il se dit qu’un film serait en préparation ! Les tabloïds spécialisés relaient massivement l’information -ce qui selon les saintes lois du journalisme clamant que tout ce que nous lisons est vrai, la rend tout à fait officielle- et ce quand bien même l’engouement glissera vers un autre ouï-dire dans une heure à peine. Cela suffit toutefois à faire naître le fantasme dans l’esprit du public : qui va incarner ce film, qui va l’écrire, qui va le réaliser ? Notez donc ici l’abstraction du mot « préparation ». Car le film n’existe alors qu’en idée, tout au plus péniblement gribouillée sur un coin de serviette de table « pour ne pas oublier ! », sinon approximativement balbutiée autour d’un café … Toujours est-il que du gribouillis ou du balbutiement naît parfois le script, l’équipe artistique, puis dans le meilleur des cas, de cette pré-production finit par commencer le tournage : c’est le développement. Des sommes, tantôt astronomiques, tantôt dérisoires sont grappillées, des décors et des costumes sont fabriqués, des techniciens et techniciennes mobilisées, des atmosphères reconstituées et enfin des actions filmées. Ici, par « développement », vous constaterez que l’on entend en réalité initier un vaste brouhaha de mille et une missions, si diverses, qu’il semble inconcevable qu’elles puissent pourtant œuvrer pour une même harmonie. Pour le gros du public qui attend le film, celui-ci n’existe plus au-delà du tournage, et ce jusqu’à sa sortie dans salles obscures où il devient soudainement concret, abouti. Pourtant une troisième et ultime étape, d’ordinaire bien moins médiatisée -sauf cas exceptionnels- et bien moins conscientisée par le public, vient combler ce vide qui lie le tournage à la sortie en salle : cette étape c’est la post-production. Et parfois, oui parfois, croyez bien qu’elle vaut, en rebondissements, toutes les précédentes. Tout simplement parce que, alors que tout semble prêt et ne restant qu’à être peaufiné, tout peut voler en éclat. Ces « cas exceptionnels », ceux de post-production a posteriori remarquables tant elles dépossèdent les réalisateurs de leurs œuvres, c’est notre sujet du jour.
De toutes les histoires désastreuses de fabrication de film, celle d’Alan Smithee est certainement l’une, si ce n’est la plus dramatique. Car, par un jeu du sort, Alan signe depuis des années tous les films à la postprod ratée.
Tout commence aux États-Unis, en 1955 lorsque se finit le tournage d’un téléfilm intitulé The Indiscreet Mr.Jarvis. En tête d’affiche la grande Angela Lansbury, enquêtrice de nos après-midis sur TMC, ignore alors que ce film sera si anecdotique qu’il en sera effacé de sa filmographie des décennies plus tard, au profit d’œuvres bien plus marquantes heureusement. En revanche, celui qui n’ignore pas du tout la destinée tragique de son film, c’est notre Alan. De son vrai nom Frank Burt, il en est le scénariste et le véritable réalisateur. Pourquoi un alias alors ? Parce que Frank a tout simplement renié son œuvre. Alors qu’il avait proposé une première version achevée de son film, Frank voit ses producteurs Marcel Leduc et Tom Lewis user du Final Cut pour complètement modifier et retravailler sa proposition. Dévasté et plus que remonté, notre réalisateur contrarié fait alors appelle à la Directors Guild of America pour qu’elle l’autorise à signer d’un pseudonyme son film, se refusant à l’estampiller de son vrai nom. La DGA était alors -et est toujours- le syndicat des réalisateurs et réalisatrices hollywoodiennes, veillant aux intérêts des cinéastes certes mais veillant aussi à ce que les films soient attribués à leurs auteurs, même quand ils ne les aiment pas. Seulement, quand Frank tape du poing, il est en fait entendu et Alan Smithee (anagramme de « The Alias Men » d’après la légende), sous réserve d’y être autorisé par le syndicat, devient alors le pseudonyme des réalisateurs -puis à terme de tout professionnel du cinéma- désavouant leur travail après avoir été bafoué par sa hiérarchie.
Quelques décennies plus tard, après de nombreuses et diverses œuvres signées Smithee, celui-ci fait à nouveau parler de lui avec le cas Dune. Entre les années 1970 et les années 1980, Dune aurait pu devenir le film maudit par excellence si dix ans après Terry Gilliam et son adaptation de Don Quichotte n’était pas passé par-là. Toujours est-il que quand Alejandro Jodorowsky, dit Jodo, dû renoncer à son adaptation faute de financement (je vous invite à voir le documentaire Jodorowsky’s Dune pour prendre la mesure du projet pharaonique que ça a été), le producteur Dino De Laurentiis, star de l’époque, se précipite pour racheter les droits, convaincu d’y flairer un bon coup. Bien mal lui en pris, le film qui avait couté 45 millions de dollars ne rapportera que 30, De Laurentiis et Universal et le regrettèrent amèrement, et Lynch s’en souviendra comme l’une de ses pires expériences professionnelles. Non content de signer le film « Alan Smithee » après avoir vu sa version du film dénaturée et même re-tournée par le studio, Lynch ira même jusqu’à signer le scénario d’un autre pseudonyme, Judas Booth, afin d’insister sur son ressenti de l’époque (Booth étant le nom de l’assassin de Lincoln et Judas étant… Judas.)
Alan Smithee est un symbole majeur, certes, mais pour autant les post-productions désastreuses ne se résument pas à ce nom. Elles sont légions, et soulèvent avec elles un questionnement majeur : dans quelle mesure les films que nous voyons peuvent-ils réellement être attribués à leur cinéaste ? Pour le reformuler, avec les nombreuses ingérences que peuvent rencontrer les réalisateurs et les réalisatrices dans leur processus de création, dans quelle mesure considèrent-ils le résultat final, parfois massivement modifié par d’autres, comment étant le leur ? Prenons un dernier exemple pour appuyer ce questionnement, mais cette fois sans impliquer notre cher Alan, afin de varier un peu les cas de figure. Prenons plutôt Orson Welles. Célèbre pour ses quelques films achevés, légendaire pour tous ceux qu’il n’aura jamais terminé, Welles est le roi de la pré-production, de la production et de la post-production chaotique. N’enlevant en rien le talent plus qu’avéré du bonhomme, cela nuance toutefois sa capacité à diriger sainement ses collaborations. Si bien qu’en 1942, à peine un premier montage de La splendeur des Amberson terminé et parce que les États-Unis s’apprêtent s’immiscer dans la Seconde Guerre Mondiale, Welles est missionné par le patron de la RKO -le studio qui produit son long métrage- de préparer un film de propagande soulignant les liens qui unissent les États-Unis avec l’Amérique Latine. Seulement voilà, c’est en son absence que ce même studio décide de poursuivre le montage de La splendeur des Amberson. D’une part parce qu’il faut tenir les délais pour la sortie en salle, et d’autre part parce que les producteurs savent pertinemment combien il serait difficile d’avancer avec Welles s’il était là. Autrement dit avec Welles à l’étranger, c’est le moment ou jamais de boucler le long métrage. Après quelques coupes, ajouts puis finalement retraits de scènes, La splendeur des Amberson est prêt à sortir en date du 10 juillet 1942 ! Le film, alors allégé d’une trentaine de minutes dans lesquelles nous aurions dû découvrir les remarquables compositions de Bernard Herrmann, vit même ce dernier demander à ce que son nom soit tout compte fait retiré du générique, estimant que son travail n’était pas respecté et ne souhaitant donc plus être associé au film. Welles quant à lui, furieux mais impuissant, n’eût d’autre choix que de voir sortir son film dans une version bien éloignée de ce qu’il avait pensé, en plus de voir ses rapports avec la RKO se tendre progressivement tandis que le film ne trouvait hélas pas son public.
En définitive, Orson Welles comme Alan Smithee sont les incarnations de ces cinéastes ambitieux et certainement talentueux à qui une chance de briller a été donnée mais qui finiront hélas broyés, comme tant d’autres avant eux, par l’impitoyable machine hollywoodienne avant même d’avoir eu le temps de dire « director’s cut ». Car même Welles finira par s’exiler en Europe pour échapper au pouvoir décisionnaire trop important des studios, démontrant ainsi que même les plus grands noms du cinéma international ne sont pas à l’abri d’une post-production dévastatrice.
Rédigé par Mattéo Feragus