Des femmes, des flammes : "Elles sont là pour rester" s'ouvre sur Jouer avec le feu des soeurs Coulin
Une scène nouvelle : Elles sont là pour rester
Il n’est pas exagéré de dire qu’un phénomène inédit se joue aujourd’hui dans le paysage cinématographique français. Pour la première fois depuis que le septième art existe dans l’Hexagone, un nombre conséquent de femmes cinéastes occupe une place durable et lisible dans un milieu longtemps verrouillé par la prédominance masculine. Ces réalisatrices (chacune riche d’au moins trois longs métrages), rassemblées dans la thématique du Forum des images, ne se laissent pas enfermer sous une bannière idéologique ou esthétique unique : elles forment au contraire une constellation variée, dont chaque étoile possède un éclat, une portée et un langage singulier.
C’est cette pluralité qui est célébrée du 4 décembre 2024 au 6 avril 2025 au coeur de l’institution parisienne, avec une carte blanche offerte à une dizaine de cinéastes parmi lesquelles Rebecca Zlotowski, Alice Diop, Jeanne Herry, Mia Hansen-Løve, Valérie Donzelli, Delphine et Muriel Coulin, ou encore Alice Winocour. Chacune des réalisatrices voit sa filmographie présentée dans son intégralité, agrémentée de rencontres, de leçons de cinéma et de mises en regard avec d’autres œuvres, parfois choisies par la réalisatrice elle-même. À cette galerie s’ajoute la volonté de prolonger l’histoire en invitant chaque réalisatrice à parrainer une plus jeune cinéaste, auteure d’un unique long métrage, assurant ainsi la transmission d’un héritage en pleine construction. D’une ampleur rare, ce programme met en lumière un moment historique : sous nos yeux, un chapitre nouveau de l’histoire du cinéma se rédige, un chapitre où les femmes ne sont plus figures de l’exception mais maillons essentiels d’une continuité en devenir.
« Elles sont là pour rester » une thématique du Forum des Images à ne pas rater : https://www.forumdesimages.fr/elles-sont-la-pour-rester
Les sœurs Coulin : un cinéma de la confrontation
Parmi ces créatrices, Delphine et Muriel Coulin se sont imposées par un regard incisif, volontiers critique, sur les réalités contemporaines. Déjà remarquées avec 17 filles (2011), inspiré d’un fait divers américain, elles ont poursuivi leur exploration des frontières morales et sociales du collectif dans Voir du pays (2016), récit du retour d’Afghanistan de jeunes militaires françaises. Leur cinéma, tout en finesse et en tension, scrute les lignes de failles : les failles intimes, celles des liens familiaux et amicaux, mais aussi les failles sociales, politiques, idéologiques, qui forment le paysage tourmenté de notre temps. Cette approche, puisant dans le réel tout en conservant un goût pour la fiction symbolique, leur permet de composer des œuvres aussi sensibles que réfléchies.
Ainsi, en cette soirée d’ouverture, la projection de leur nouveau long métrage Jouer avec le feu, s’inscrit parfaitement dans l’esprit de la manifestation « Elles sont là pour rester ». Ce film, présenté en avant-première pour l’occasion, promettait d’élargir encore le champ d’observation et de questionnement des sœurs Coulin, cette fois-ci en plongeant au cœur d’une cellule familiale mise à l’épreuve par la montée d’un radicalisme idéologique.
Jouer avec le feu : un drame social sous tension
Jouer avec le feu s’avance comme un objet brûlant, abordant des thématiques à la fois intimes et politiques. Inspiré du roman Ce qu’il faut de nuit, le récit suit Pierre (Vincent Lindon), cheminot veuf, tentant de maintenir un semblant d’équilibre au sein de son foyer. Ses deux fils, Louis (Stéfan Crépon), brillant étudiant, et Fus (Benjamin Voisin), jeune adulte en déshérence, incarnent deux voies divergentes dans une France périurbaine fragilisée. Tandis que l’un trace sa route dans les hautes sphères intellectuelles, l’autre dérive vers des groupuscules d’extrême droite, cherchant dans la violence une forme d’identité, une béquille morbide à son mal-être.
Les sœurs Coulin, pour nourrir ce drame familial, ont notamment étudié des documentaires tels que La Cravate et rencontré des individus issus des milieux radicaux. De ces explorations surgit un film à l’ancrage documentaire, où la fiction puise dans le réel une matière rugueuse et troublante. Le contexte politique actuel, la montée de l’intolérance et la désintégration du lien social affleurent constamment dans l’image. La caméra s’attarde sur des bâtiments rouillés, des friches industrielles abandonnées, autant de symboles d’un pays déclassé et de valeurs qui s’effritent.
Visuellement, le film déploie un symbolisme chromatique soigné : le rouge, omniprésent, teinte les vêtements, les rideaux, les signaux de détresse, jusqu’aux scènes emblématiques où un vêtement teint la lessive, comme les idées troubles de Fus imprègnent insidieusement le quotidien familial. Le choix des cadres, le recours aux champs/contre-champs, l’attention portée à des détails corporels – le dos saillant du fils dans sa chambre rougeoyante – traduisent une mise en scène à la fois précise et porteuse d’une tension sourde. Le père, souvent filmé dans l’incompréhension, dans l’obscurité, rappelle la figure de l’adulte déphasé face à une jeunesse qu’il ne reconnaît plus, à la manière de Sandrine Kiberlain dans Quand on a 17 ans d’André Téchiné. De cette filiation cinématographique naît un sentiment d’impuissance et de décalage temporel : Pierre erre la nuit le long des rails qu’il entretient pour son travail, brandissant une fusée éclairante rouge comme un signal de détresse, un cri muet vers un fils qui s’enfonce dans l’irréparable. Une confrontation qui se fait autel d’une réflexion plus universelle encore : jusqu’où sommes-nous disposés à accepter les écarts de valeurs et de conduite d’un être aimé ?
Les acteurs, dirigés par les sœurs Coulin, se glissent dans leurs rôles avec une précision admirable. Vincent Lindon, déjà récompensé à Venise par le prix d’interprétation pour ce rôle, compose un père ébranlé par la trahison des valeurs familiales. Benjamin Voisin et Stéfan Crépon, véritables révélations, forment un duo de frères antithétiques, l’un attiré par la lumière des études prestigieuses, l’autre absorbé par l’ombre de la radicalité. Les réalisatrices, comme le soufflait le mot d’esprit librement inspiré de Pedro Almodóvar rencontré à la Mostra, assistent ici à un «miracle» : celui d’acteurs révélant, sous leurs yeux, l’essence même d’un personnage.
Pourtant, si la direction d’acteurs et la justesse des situations sociales impressionnent, Jouer avec le feu souffre d’un certain surlignage de ses intentions. Le commentaire politique pèse sur la narration, faisant du film un objet parfois trop démonstratif. La confrontation finale, notamment dans la scène de tribunal où Vincent Lindon délivre un monologue vibrant, semble comme une ultime case à cocher, un point d’orgue un peu appuyé, garantissant un prix d’interprétation autant qu’il fige le film dans une posture moralisatrice. Cette emphase nuit à la subtilité du propos.
On sort donc de Jouer avec le feu avec un sentiment mitigé. Le film impressionne par la force de ses interprètes, la rigueur de sa mise en scène et la pertinence de son ancrage social. Il interroge, à travers la figure du père, cette limite fragile de l’amour filial et de la tolérance face au pire. Mais son discours, trop insisté, barre parfois la route à une plus grande complexité. Entre fascination et réserve, on lui accorderait un 3,5/5 : un long métrage qui mérite l’attention, embrase la réflexion, mais dont l’ardeur aurait gagné à laisser quelques étincelles inattendues plutôt que de rallumer sans cesse les mêmes brandons de discorde.
Jouer avec le feu – de Muriel et Delphine Coulin – à retrouver en salles le 22 Janvier 2025.
Signé Jordan Chabane.
